Elle s’appelle Clémence Lontsi, mais sur scène et dans les livres, elle est Ernis. Poétesse, slameuse et militante, cette jeune femme originaire du Cameroun transforme ses blessures en mots et réinvente la poésie comme un cri de vie. À travers son art, elle questionne les traditions, porte la voix des femmes, et revendique un retour aux sources dans un monde en perte de repères. Portrait d’une artiste qui fait de sa plume une arme et de son corps une renaissance.
Une enfance façonnée entre traditions et épreuves
Née en 1994 à Bafoussam, dans l’ouest du Cameroun, Ernis grandit au sein d’une communauté bamiléké où les traditions et le travail rythment la vie quotidienne. « On ne fait pas l’éducation d’un enfant sans lui parler du devoir de réussir », confie-t-elle. Comme beaucoup d’enfants africains, elle a appris très tôt à jongler entre les responsabilités familiales et les études. « Le matin à l’école, l’après-midi dans les champs et le week-end à vendre des cacahuètes », se souvient-elle avec lucidité.
Mais cette enfance, bien que marquée par des contraintes, demeure pour elle une source d’inspiration. Elle puise dans ces souvenirs les récits oraux, la sagesse des anciens, et la richesse de sa langue maternelle. C’est dans ce terreau culturel que naît son amour pour les mots. Après des études de philosophie à l’université de Yaoundé, elle se tourne vers l’écriture. C’est en 2017 qu’Ernis entre sur la scène artistique, en rejoignant le collectif de slam 237 Paroles, un groupe de jeunes artistes engagés. Cette même année, elle remporte le Concours National Jeunes Auteurs, organisé par le ministère des Arts et de la Culture du Cameroun, dans la catégorie poésie. Une première reconnaissance pour celle qui fait des mots son moyen d’expression privilégié.
L’accident qui a tout changé
La vie d’Ernis bascule brutalement en 2013, lors d’un accident de bus sur une route près de Kométou, dans l’ouest du Cameroun. Le car dans lequel elle voyageait effectue plusieurs tonneaux avant de s’échouer dans une vallée. Parmi les rares survivants, la jeune femme est gravement blessée : son visage et son bras droit sont broyés. Elle passe trois jours sans soins dans un dispensaire local avant d’être rapatriée chez elle. Les blessures physiques sont profondes, mais la douleur intime est encore plus lourde à porter.
Pendant des années, Ernis dissimule son corps, honteuse des cicatrices laissées par l’accident. « Je me suis privée de tout, même d’amour », confie-t-elle. Un jour, un homme lui murmure : « Je n’aime pas ton bras ». Ces mots, qu’elle n’oubliera jamais, renforcent son isolement. Mais la résilience, si présente dans son art, finit par s’imposer dans sa vie personnelle. À 30 ans, elle décide de se réconcilier avec son corps.
« Je me sens libre et épanouie aujourd’hui. Je suis apte à vivre »,
écrit-elle dans un témoignage bouleversant partagé sur ses réseaux sociaux. Cette renaissance intime nourrit une nouvelle étape de son parcours artistique.
Une poésie entre tradition et modernité
Ernis n’est pas seulement une poétesse : elle est une conteuse d’histoires, une passeuse de mémoires. Dans son roman Comme une reine, lauréat du Prix Voix d’Afriques 2022, elle explore l’opposition entre tradition et modernité. En mêlant réalisme magique et critique sociale, elle interroge la place des femmes africaines dans la transmission et la construction de l’avenir. « Je ne peux pas penser un demain sans reconnaître l’existence d’un hier », explique-t-elle.
Cette vision se reflète également dans son engagement féministe. Ernis s’intéresse tout particulièrement au rôle des femmes rurales, souvent invisibilisées malgré leur contribution essentielle à la société. Dans ses slams comme dans ses écrits, elle célèbre leur résilience et leur capacité à façonner l’espace public. La tradition, chez elle, n’est pas une prison, mais un socle à partir duquel elle rêve d’un monde nouveau.
Une voix qui transcende les frontières
Depuis ses débuts au Cameroun, Ernis a parcouru un long chemin. Elle a participé à de nombreux événements culturels et poétiques, aussi bien en Afrique qu’en Europe. En résidence à la Cité internationale des arts à Paris ou au Théâtre de la Ville, elle porte haut la voix de la poésie camerounaise sur la scène internationale. Ses performances, empreintes d’émotion et de puissance, touchent un public diversifié.
Le slam, pour elle, n’est pas seulement une discipline artistique : c’est un outil de revendication et de transformation sociale. « Les écrits des anciens m’inspirent, mais les injustices d’aujourd’hui nourrissent ma colère », dit-elle. À travers ses textes, elle dénonce les politiques qui perpétuent la précarité, mais appelle aussi les Africains à renouer avec leurs histoires et leurs identités. « Quand comptons-nous transmettre à nos enfants ce que nous avons reçu gratuitement ? » interroge-t-elle avec ferveur.
Une plume au service de la vie
Ernis est une artiste complète : poétesse, dramaturge, slameuse. Mais au-delà des étiquettes, elle est avant tout une femme qui a choisi de vivre pleinement, malgré les blessures du passé. Ses mots, empreints de douleur et de beauté, résonnent comme une invitation à la réflexion et à la résilience.
À travers son art, elle redonne vie à des récits oubliés, ouvre des perspectives nouvelles, et redéfinit la place de la femme dans la société africaine. Son parcours, marqué par les épreuves, est une preuve vivante de la force du verbe et de la capacité de l’art à transformer les vies. Ernis, c’est la voix d’une génération qui refuse l’oubli et qui, à chaque mot, réinvente le monde.